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La colère, loin d’être destructrice ou haineuse, pourrait bien être la clé de notre vitalité.
La colère.
Elle en aura fait couler de l’encre … Tantôt décriée, tantôt admirée, jamais pareille émotion n’aura suscité autant de réflexions et de tentatives de normalisations face à une énergie qui demande tout sauf à être contenue dans des manières spécifiques de la traiter. Parce qu’une émotion ne se traite pas. Elle surgit pour nous informer de ce qui se produit en nous, sur ce qu’un élément extérieur vient toucher par rapport à ce qui fait sens en nous. En ce sens, la colère nous met en garde quant au franchissement d’une limite qui n’a pas été respectée, par la profération d’abus de toutes sortes, par des conduites irrespectueuses, bref, par le bafouement de lois, de règles, de codes de conduite, de normes, de critères, lesquels nous renvoient à notre échelle de valeurs.
L’énergie de la colère est saine. Ce qui s’en détourne, c’est la rage, autrement dit, une colère constante contenue et qui n’arrive pas à trouver de canal de libération. Tandis que la rage peut amener à nourrir une forme de ressentiment et d’amertume prononcée, la colère est l’expression du vivant en nous, des territoires qui demandent à être préservés. Aussi, est-elle nécessaire pour, justement, pouvoir en faire respecter les limites. Je ne suis aucunement en faveur de ces mouvements relatifs à l’industrie du développement personnel qui enjoignent à en contrecarrer les effets par pléthore d’affirmations dites “positives”. La colère ne contient pas, en son sein, de négativité. Elle affirme une puissance de vie. Nuance. Or, si je tente de brider toute manifestation qui tente, par ce canal, de préserver le vivant que ce soit en moi ou autour de moi, l’énergie de cette colère va, petit à petit, prendre le chemin d’une forme d’impuissance et me ramener vers une sorte de renoncement amer, de résignation forcée dont je vais, tôt ou tard, payer ou faire payer la facture. Il en va ainsi de toute énergie qui se manifeste et qui est réprimée sous les coups de discours moralisateurs et normalisateurs qui considèrent la colère comme une perte de moyens, comme inacceptable, signant la faible capacité qu’un être a à contrôler ses affects et ses impulsions. Que d’amalgames sont opérés dans cette danse qu’est l’énergie et qui amènent à des conclusions malheureuses qui ne sont pas le reflet de sa manifestation première.
Plutôt que de pérorer longuement sur le sujet, je vais laisser la philosophe Sophie Galabru prendre le relais à travers Le visage de nos colères ; un essai qui s’attelle à explorer et à approfondir ce que recouvre la notion même de “colère” tout en la mettant en perspective par rapport à des mouvances socio-politico-culturelles qui n’ont de cesse que d’en étouffer la force via le recours à des stratégies et des tactiques menant vers une sorte de renoncement, de résignation face auxquels seul le silence se fait encore entendre.
Or, l’énergie de la colère s’affirme comme un élan créateur que chacun d’entre nous peut utiliser pour ériger nos vies sur l’accueil du vivant qui se trouve en chacun de nous et du respect qu’il requiert afin de pouvoir en accueillir la diversité sous des formes plurielles, parfois, quelque peu déconcertantes mais qui ne sont que le signe et le gage d’une intelligence qui exalte plutôt que de brider.
Afin de vous amener à questionner vos propres colères et à en explorer les fondements, je vous propose de partager la vision que S. Galabru en a en vous faisant découvrir la conclusion (pp. 269-276) de son analyse, laquelle réunit et condense tous les éléments propres à une réflexion qui n’écarte aucun élément au profit d’autres mais qui en questionne la pertinence, la validité et surtout, les conséquences directes et indirectes dans un système qui tend à devenir de plus en plus contraignant en termes normatifs. A chacun, par la suite, de faire appel à sa propre capacité de discernement afin de pouvoir se former une opinion sur le sujet.
Conclusion
Aux gestes inhumains doit succéder une réplique humaine, trop humaine. Telle est la rationalité de la colère : faire reconnaître une offense, restaurer sa dignité et ses droits ou ceux d’autrui. Loin d’encourager à la haine passionnelle, elle suppose de se défendre face à une menace ou à une attaque et de réclamer justice. L’encouragement à pacifier, voire à pardonner une relation oppressive, abusive ou déséquilibrée témoigne de la difficulté à concevoir la réalité des prérogatives de chacun, à les refouler au nom d’une réconciliation intime ou nationale, d’une paix sociale qui vise à dépolitiser des litiges et réduire les altérités.
Demander pardon évite en effet la dimension politique d’une question, c’est-à-dire, évite d’assumer des conflits d’intérêts, les difficiles notions de juste milieu, d’égalité et d’équité. Comprendre un affect comme la colère suppose la plupart du temps d’être soi-même affecté par l’injustice ou bien de faire preuve de curiosité, c’est-à-dire d’une ouverture à l’autre (de m’imaginer à sa place) et d’une exigence intellectuelle de compréhension. On condamnera encore longtemps les énervés, tant que nous n’aurons pas une vision complète des violences antérieures et actuelles qu’ils subissent et qui les conduisent à l’explosion, la vindicte, la révolte. Il faut oser imaginer la vie des autres.
Cette nécessité de comprendre la colère me paraît d’autant plus importante que j’entends encore des exhortations faites aux victimes de violences politiques ou intimes à pacifier leurs relations. Je les trouve insupportables. Nous le voyons peut-être plus clairement dans la violence interpersonnelle ; la demande de pardon constitue notamment une étape immanquable de la violence conjugale : le conjoint violent exprime un repentir et redémarre un nouveau cycle de violences physiques et psychologiques. Ceux qui luttent contre une domination n’ont pas à pardonner mais d’abord à se défendre, car le pardon peut devenir une discrète prolongation de la violence en niant nos séparations, nos altérités, nos dissidences.
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La colère pose problème parce qu’elle réveille les individualités au détriment de la cohésion de l’ensemble. Elle dérange encore ceux qui n’y participent pas en ce qu’elle dénonce un ordre injuste ou dangereux que tous n’ont pas intérêt à changer. Pour toutes ces raisons, la colère n’est pas toujours assumée par celles et ceux qui l’éprouvent, car elle leur impose de rompre avec une situation et avec d’autres sujets. Mais, lorsque cette colère n’est pas prise au sérieux, elle fait courir le risque du basculement dans les passions tristes : celles du ressentiment et de la haine. Éviter cette extrémité de la haine ne veut pas dire se priver de la radicalité de la colère: plonger aux racines de l’injustice pour la dénoncer. Cela est plus facile au niveau individuel : prendre conscience de sa colère, la verbaliser, se défendre et, parfois, recourir à la justice. A un niveau collectif, la manifestation de la colère personnelle mais aussi de l’indignation sociale est plus complexe, car elle exige une publicité, une organisation collective, une écoute gouvernementale, comme une vaste reflexion programmatique afin de proposer des changements.
C’est ici que nous rencontrons une difficulté majeure. Actuellement, la colère des opprimés comme des inquiets – suscitée principalement par les problématiques écologiques, une augmentation des inégalités économiques et sociales, des lois d’urgence liberticides – ne trouve pas toujours la reconnaissance publique et peine à se fédérer massivement. Encore faut-il que les citoyens assument leurs affects, les pensent dans leur radicalité et se réunissent autour d’une réflexion de philosophie politique et juridique permettant de nourrir des contre-propositions. Encore faut-il que ceux qui ne portent pas de colère puissent entendre celle des autres pour faire démocratie.
Nous avons beau dire que la colère est le mode contemporain de l’individu démocratique, il me semble que l’on passe à côté d’un empêchement qui trouve ses racines dans le monde chrétien et monarchique, qui peut encore influencer les peuples. On confond la colère et d’autres situations : la haine, la frustration ponctuelle ou le ressentiment. La colère, parce qu’elle naît de mon sentiment d’agression, d’entrave ou de déséquilibre personnel, est douée d’un sens inouï du commun et du particulier, de l’égal et de l’inégal, du libre et de l’arbitraire. Si elle peut isoler l’individu qui refuse la conformité à un état de fait ou à un ordre, sa nature réactive et vitale peut être rapidement partagée par d’autres. Cette colère est un affect par où l’autorité me perd et grâce auquel je me retrouve.
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Ne la réduisons pas à un affect réactif et irrationnel : notre défi est de l’écouter pour observer ses raisons. Il est encore temps d’en faire le moteur créatif de formes de vie joyeuses et non conformistes, c’est-à-dire indépendantes du seul et unique impératif de créer des marchandises en vue de l’accumulation de richesses et de la domination d’autrui, de la sécurisation à outrance au nom d’un bien arbitrairement décrété. Les semences de la colère doivent s’accomplir dans une jouissance plus durable que la seule destruction.
La colère résistante suppose des lieux, des hétérotopies. Construire des espaces alternatifs à la vie normée où d’autres valeurs sont à l’oeuvre, où les êtres sont laissés à leur autonomie, est une des façons de donner forme à cet affect. Certains lieux réels sont propices à la vie autonome, en rupture avec la norme oppressive. La colère propose aussi des temps alternatifs et sauvages, des hétérochronies. De ce point de vue, la fête détient un potentiel de soustraction à la norme, à l’ordre comme à la gestion froide de nos vies. Elle est excès libérateur de la retenue exigée. Excès qui manifeste une purgation de nos passions tristes ; revendication de la vitalité qui n’a rien à voir avec la comptabilité des années de vie, mais avec la qualité d’un mouvement tourné vers le sens de sa vie.
La colère féconde consiste aussi dans la substitution de l’image de soi par le souci de soi. Ne laissons pas primer l’érotisation du monde quand elle signifie la consommation des biens et des personnes, la primauté du désir de jouir en délaissant l’élan de défense de soi et de l’autre. La radicalité de l’esthétique est plus aisée que la radicalité de la lutte. Osons regarder l’oppression et l’injustice ; affirmons-nous au risque d’être moins séduisants. L’injonction à jouir et à être désirables nous impose de nous montrer toujours plus attractifs, en cultivant une image caressante, soumise jusqu’au mutisme. Or, il faut parvenir à détourner ce désir de s’imposer contre les vivants par le désir de s’affirmer avec eux et face à eux. Le souci de détenir sa place dans le monde (par des gestes, des paroles, des conquêtes) implique l’art de se construire tout en acceptant la liberté, la différence et la place de l’autre. Nous sommes relatifs aux uns et aux autres, et parfois relativisés par ces derniers, mais cette relativité existentielle est la condition de nos relations. Ceux qui cherchent à s’imposer comme des absolus ne le peuvent que par la négation de l’autre.
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Développons des mondes où l’amitié, entendue au sens grec de respect et de dialogue, s’institue. Ceux avec qui la colère se prolonge joyeusement et s’organise, ce sont les amis. Allons du côté d’Epicure : ce dernier avait déjà pensé les communautés indépendantes, en marge de la cité, gouvernées par une amitié philosophique au sein de laquelle il s’agit de créer une alliance d’individus capables de se soucier d’eux-mêmes et de leurs amis. En ces lieux litigieux se joue la possibilité d’un franc-parler et d’une préoccupation pour la vérité.
L’amitié authentique est celle où s’approfondit la connaissance de soi et du monde, comme du sens de la vie commune. Si l’on veut comprendre sa vie avec l’autre, il faut l’entendre dans sa critique et sa vindicte. Le film d’Edgar Morin et de Jean Rouch, Chronique d’un été (1961), en est un bel exemple. Le philosophe et le cinéaste, accompagnés de Marceline Loridens-Ivens, s’étaient lancés dans une enquête auprès des êtres connus et inconnus, afin d’interroger leurs façons de traverser l’existence – “Comment vous débrouillez-vous avec la vie?” était la question posée. Quelques conversations entre amis parsèment le film et laissent percevoir l’art de la dispute. De ce concert des voix discordantes surgit non pas la réconciliation autour d’une vérité unique, mais un intérêt pour l’autre, m’inspirant l’image idéale d’une vie démocratique. Dans le long périple de la vie collective comme dans l’initiation douloureuse et subtile à nos affinités électives, nous devrions aimer la colère, parce qu’elle est un art de vivre en commun sans rien perdre de soi.
Je vous laisse sur ces quelques notes, lesquelles, je l’espère, vous inciteront à poursuivre la lecture de cet essai ; en débutant, cette fois, par son introduction 😉. Ce livre est, en général, disponible dans les bibliothèques de quartier.
Aller plus loin :
🔵 Vous ressentez une colère constante laquelle se traduit par un comportement teinté d’agressivité. Vous avez beau dire le fond de votre pensée, vous ne parvenez pas à vous faire entendre ce qui maintient l’agressivité en place tout en vous faisant ressentir un sentiment d’impuissance et d’injustice. OUI? Rencontrons-nous!
🔴 Une envie, un projet, un objectif en tête? Parlons-en!