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L’avarice des mots

Reliance Coaching

Elle se réjouissait en secret d’avoir cultivé, au long de la douceur et de la dureté des jours, la vertu d’avarice.

Une petite fille avait décidé que les mots étaient rares. Non, bien sûr, elle n’ignorait pas, de la hauteur de ses huit années accomplies, que les dictionnaires existaient. Elle avait vu sa mère en tourner les pages, lorsque, croisés ou fléchés, les mots absorbaient son attention. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas beaucoup de mots et qu’elle fasse mine de nier l’existence de beaucoup de mots, mais elle voulait qu’ils fussent rares, rares comme les choses chères, non pas chères selon les règles de la monnaie, mais chères parce que chéries. Lorsqu’elle ouvrait sa boîte à bijoux, elle comptait les pacotilles que ses amies lui offraient pour son anniversaire. Nullement des objets précieux, comme les colliers ou les bagues de sa mère, mais, pour elle, si nombreux qu’ils soient, accumulés pendant tout ce long temps de vie, ils étaient bien plus précieux, bien plus rares ; rares d’avoir été maintes fois touchés, palpés, nommés avec patience.

Que s’était-il passé dans son enfance? lui demandaient les psychologues interrogés par les parents inquiets. Quel traumatisme avait-elle subi pour en être venue à cette extrémité? Elle avait déclaré qu’elle n’avait nulle envie de jouer les martyrs analysés. La réponse était pour elle évidente. Rien d’autre que ceci : dès les premiers mois dans le ventre originaire, elle avait subi le vacarme de mots égrenés en chapelets infinis et, même la nuit, le bonheur de sa mère se formulait à voix haute et sans terme. La petite fille était certes indulgente à l’égard de cette tendresse intempestive, mais elle avait jugé que c’en était trop. D’où sa determination, sans doute quelque peu obsessionnelle, de se servir des mots avec moins de désinvolture et de sans-gêne. En vérité, elle était allée plus loin, sans doute un peu trop loin, jusqu’à bannir l’aisance et se munir d’une immense précaution. Pour elle désormais les mots étaient rares, ils seraient rares, ils devraient être rares, parce qu’elle voulait les émettre avec un soin passionné. De cela, elle estimait n’avoir nul besoin de guérir.

Mais elle se demandait pourquoi elle devait se faire croire qu’il n’y avait pas beaucoup de mots. Elle se répondait que, lorsqu’une denrée était en abondance, on y faisait plus attention. Elle avait vu à la télévision comment les hommes politiques parlaient, parlaient très bien comme elle n’aurait pas pu le faire, faisaient des discours sans buter sur aucun mot, ce qu’elle jugeait admirable, parce qu’elle-même cherchait souvent ses mots et souvent ne les trouvait pas. Mais ces discours ressemblaient fort au geste des agriculteurs – cela aussi elle l’avait vu à la télévision – déversant dans les rues des tonnes de pêches qu’ils ne pouvaient pas vendre à un bon prix, mais que par là ils dévaluaient encore davantage, comme les politiques qui se plaignent de ne pas être entendus, alors que leur bouche est devenue un déversoir de mots défraîchis, qui ne signifient plus rien et qui ont plutôt tendance à endormir.

Elle avait donc fait ainsi une double découverte qui justifiait la règle d’avarice à laquelle elle s’était promise de ne jamais déroger. Si l’on considérait les mots comme une denrée rarissime, on était obligé de faire très attention à leur sens. Cette réponse à la question, elle le sentait, n’était pas assez précise, car elle reconnaissait que les hommes politiques ne faisaient pas de faute de français, qu’ils utilisaient donc les mots dans leur sens, dans le sens que la langue donne ordinairement à ces mots. Il s’agissait de quelque chose de plus subtil. L’avare de mots est soucieux de faire surgir un sens, une signification, une intelligence des faits et des situations. Les bavards politiques n’expliquent rien, n’ouvrent pas à la nouveauté d’un sens, n’éclairent pas l’obscurité de l’existence. Elle avait cru pouvoir se contenter pendant des mois de parsemer ses journées de quelques mots qu’elle laissait tomber de sa bouche comme des pétales de couleurs diverses apportés par le vent, sur les chemins, après la floraison. Elle estimait que cette méthode était à la fois très respectueuse des mots et suffisante pour se faire comprendre. Mais ses amies de l’école, et même ses parents, l’avaient prise pour une attardée. Par exemple, quand elle disait « table » en insistant bien sur le a pour faire sentir qu’il s’agissait de quelque chose d’étendu, de large, de spacieux, on ne savait jamais si elle parlait de la table de la cuisine ou de celle de multiplication. Plus tard, elle avait appris que c’était encore beaucoup plus compliqué, que l’on pouvait évoquer, entre beaucoup d’autres significations, la table de l’enclume ou les tables de la loi. Avec ce simple mot lancé, tout un monde proliférait, s’agitait, se déchaînait : les artisans de la forge, les maîtresses de maison, les joueurs de trictrac, les musiciens avec leur guitare ou leur luth, les graveurs, les diamantaires, les banquiers et les prophètes, car tous pouvaient exciper d’une table. Quelle avalanche! La rareté d’un simple mot bien prononcé se ruait sur la petite fille comme en une troupe de prétentieux dont chacun réclamait la place d’honneur. Comment venir à bout, pensait-elle, de l’effet pervers de cette avarice à laquelle pourtant elle demeurait attachée plus que jamais? Dans sa colère, elle affirmait encore que personne ne pourrait la faire dévier de sa résolution. Au petit matin, elle avait rêvé d’un feu d’artifice. Le dieu de la nuit lui faisait comprendre qu’elle pouvait transformer en jeu d’étoiles la bombe de sens que les méchants avaient fait éclater sous ses pieds pour lui faire peur et pour la décourager de poursuivre son entreprise.

La seconde découverte avait accentué sa détermination. Que l’on puisse utiliser les mots pour endormir – car l’opération des politiques n’avait pas d’autre fin -, c’était à ses yeux un scandale insupportable. Cette expérience avait été décisive – même si elle se souvenait à l’inverse que dans le liquide maternel le bavardage de sa mère avait le don de l’empêcher de dormir. Elle avait écarté cette objection en estimant qu’il s’agissait alors d’un bruit ou même, pour tout dire, d’un vacarme, et donc pas de cette douce voix de la lumière du jour qui nous susurre d’émerger peu à peu du royaume des songes. Elle voulait que le langage humain soit fait pour réveiller, pas réveiller en sursaut, mais pour éveiller l’esprit, pour aiguiser l’attention, pour affiner le sens par les sens. En constellant ses journées de mots rares, elle avait maintes fois constaté qu’elle obligeait ses interlocuteurs – du moins ceux qui étaient bienveillants – à tendre l’oreille, à écarquiller les yeux, à bander leur corps. C’est cela qu’elle voulait pour que les mots soient respectés. Mais elle n’était pas tout à fait rassurée, car certains, de plus en plus nombreux, se fatiguaient de la voir répandre sa rareté avec tant de soin. Ils la disaient précieuse et donc un peu ridicule. Pour tout avouer, pour tout s’avouer à elle-même, elle avait constaté avec effroi qu’ils avaient même tendance à s’endormir. Alors, elle s’était mise à réfléchir. Il devait y avoir plusieurs sortes de sommeil, un sommeil qui endort et un endormissement qui réveille. Mais n’était-il pas un peu osé de faire jouer les mots de cette façon ou n’était-ce là qu’un simple jeu de mots? Pourquoi, après tout, son avarice de mots, qui devait éveiller, n’aurait pas quelque chose à voir avec le sommeil, un bon sommeil réparateur? Car enfin il faut dormir son comptant pour se réveiller du bon pied. D’ailleurs, entre les mots dont « elle parsemait les jours comme autant de pétales tombés sur le chemin », il y avait des temps d’arrêt, des soupirs de musiciens, des bâillements et quelque ombre de sommeil. Elle réfléchissait. Mais, plus elle réfléchissait, plus sa pensée s‘embrouillait. Comment concilier l’avarice qui réveille avec celle qui endort, qui serait donc du côté du sommeil et du repos qui se ferment sur eux-mêmes et qui retirent alors l’envie de parler? Plus d’une fois, à la recherche de la rareté, elle avait été aspirée par un fond d’obscurité, l’abîme d’un chaos dont justement, parfois, pouvait surgir le mot exact? Mais tout cela restait assez confus. Elle se sentait troublée, vaguement inquiète.

Ce trouble et cette inquiétude l’avaient contrainte à inventer quelque chose et à tester une autre stratégie. Elle s’était résolue à faire des phrases. Le problème était le suivant : comment faire des phrases pour que les mots résonnent d’un bon sens, d’un sens juste ou plutôt éclatent d’un sens épanoui, gonflé de sève, luxuriant? Il s’agissait d’apprendre à sertir un mot dans une phrase. Pour s’y entraîner, elle avait pensé que le bon moyen était de se promener dans Paris et de passer des heures devant les vitrines des meilleurs bijoutiers. Ceux de la place Vendôme lui avaient paru incomparables. Elle connaissait par coeur, c’est-à-dire par les yeux du coeur, les styles qui différenciaient chacun d’eux. Chercher ce qui n’avait l’air de rien, ce qui avait l’air de rien, ce qui devait passer inaperçu, tant c’était bien là où il fallait qu’il soit, intégré à la main, au cou, au buste, ce qui pouvait être, dans l’éclat, au plus près de l’avarice, comme les mots qui explosent d’angoisse ou de plaisir, mais qui rentrent dans leur secret par la proximité paisible d’un sens qui ne saurait être entendu par n’importe qui. Chaumet, ça n’avait l’air de rien, parce que le rien ne pouvait donner aucun air. Des phrases qui se forgent avec une belle matière lumineuse et qui s’éteignent dans la banalité du propos. Et puis, le contraire de l’avarice : Van Cleef, c’était trop, impossible de ne pas en rester à la richesse imposante qui jamais ne s’estompe et ne se cèle, un style trop voyant que manient ceux que l’on ne peut s’empêcher de nommer écrivains. Elle préférait entre tous Mauboussin : le respect suprême, celui qui vraiment n’a l’air de rien, qui reste en silence, comme l’émeraude de sa mère quand fiancée elle était encore étudiante et que personne ne remarquait, alliage de l’or et de la pierre, de l’or blanc plus discret encore parce que l’on pouvait le prendre pour de l’acier. Regardant la vitrine, elle savait déjà quel doigt le porte et quel visage inattentif, parce qu’il n’a nul besoin de parure ou que cette parure le répète, un mot qui passe inapprécié parmi d’autres et qui dit seulement la chose à dire. Une avarice somptueuse tout entière dans le voilement et le retrait. Sobre avarice des poètes.

Elle avait parlé à son père de son apprentissage auprès des bijoutiers pour atteindre à l’avarice des mots. Il l’avait mise en garde en lui citant Mallarmé : « L’enfantillage de la littérature jusqu’ici a été de croire, par exemple, que de choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c’était faire des pierres précieuses. Eh bien! Non! La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que, bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là, il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare … La femme, par exemple, cette éternelle voleuse … »

– Mais, papa, arrête. Qui est cet ignoble Mallarmé dont tu me cites un passage?

– Je pense que tu l’aimeras. D’abord, son oeuvre est rare. Si on met de côté sa participation aux journaux de mode, il nous en reste quelques centaines de pages. Mais c’est surtout sa façon très précieuse d’utiliser les mots qui l’apparente à l’avarice que tu cultives. Parfois, on se demande s’il écrit des phrases. Dans certains poèmes, il faut attendre longtemps pour trouver le verbe principal qui peut aller jusqu’à passer inaperçu, comme dans Sainte par exemple. Essaie de chercher dans les huit premiers vers ; tu ne trouveras qu’un malheureux petit verbe être à la troisième personne du singulier. Et, dans les huit suivants, rien de plus. Ce qui compte, ce sont les substantifs, les mots dont « tu parsemais tes journées en les laissant tomber de ta bouche comme des pétales aux diverses couleurs » ; les verbes sont réduits au statut d’adjectif. Comme tu l’as déjà appris à l’école, les verbes expriment une action, donc un mouvement, une force qui se montre et se déploie. Or, c’est cela dont je suppose que ton avarice veut se garder : surtout retenir les mots, contenir leur richesse, garder intacte leur énergie, que rien n’en sorte et ne se répande au-dehors.

– Mais pourquoi ce titre de Sainte?

– Si tu veux, on y reviendra une autre fois. Je crois que nous n’avons pas suffisamment parlé des quelques lignes que j’ai citées.

– De toute façon, je voulais t’interroger là-dessus, parce que je trouve inadmissible de dire : « La femme, par exemple, cette éternelle voleuse. » Ce « par exemple », qui l’introduit dans une multitude, est le comble du mépris.

– Je ne serais pas étonné que des psychanalystes désœuvrés fassent une recherche approfondie et scientifique pour démontrer que Mallarmé était misogyne. Cela ferait partie de ces travaux savants qui, à grand renfort de linguistique ou de révolution quantique, et payés par le gouvernement, s’il vous plaît, veulent prouver ce que tout le monde sait depuis toujours. Car il va falloir que tu t’y fasses, ma petite chérie, tous les hommes sont misogynes, comme toutes les femmes sont misandres. C’est pourquoi ça ne vaut pas la peine d’en parler.

– Tout de même, qu’est-ce que raconte Mallarmé, qu’est-ce que cette histoire d’état d’âme?

– Si c’est le mot âme qui te trouble ou qui ne répond à rien dans ta culture d’enfant d’aujourd’hui, il y a d’autres manières de dire la même chose. Ce qu’exige Mallarmé, c’est un tout cohérent. Les parures authentiques n’ajoutent rien. En quelque sorte, elles ne parent pas, parce qu’elles ne cachent pas, elles ne détournent pas l’attention, elles se doivent au contraire si conformes, si suiveuses et suivantes des femmes qui les portent, qu’elles se rendent invisibles, incapables d’être distinguées. Il n’y a pas le corps, les mains, le visage de la femme et puis, par-dessus, pour faire oublier ce corps, ces mains, ce visage, une coiffure, des vêtements, des bagues, des colliers, des boucles. Voleuse, celle qui se pare de ce qui la dépare, de ce qui accentue la distance entre ce qu’elle est dans son port, dans son maintien, dans son allure et ce dont elle s’affuble. Tu vois ce que je veux dire? Que les parures soient encore et déjà son corps.

– Si je comprends bien, ce que demande ton Mallarmé, c’est d’introduire l’avarice dans tous les gestes, de telle sorte que le langage ne soit jamais à part du corps, qu’il en sorte comme la rosée du matin au soleil levant.

– Exact. Impossible d’atteindre à l’avarice des mots sans accéder à l’avarice des gestes. Je me souviens avoir vu à Tai Shan, dans un square, des Chinois tournant autour des arbres. Quand je dis que j’ai vu, c’est faux. Car ils procédaient avec une telle lenteur qu’il était impossible de percevoir leur déplacement et pourtant ils se déplaçaient. Ils me faisaient penser à des plantes que l’on voit grandir au cours des semaines ou des mois et dont, toutefois, la croissance échappe à nos regards. Les touristes qui cherchaient à les imiter montraient leur ridicule. Au lieu d’une souplesse invisible à se mouvoir, des corps tendus, crispés, sans équilibre, qui allaient de saccade en saccade. Aristote, que tu liras un jour, définit le vivant par la sensation et le mouvement. Il inclut, dans la catégorie du vivant, les plantes ; elles n’ont pas la faculté de locomotion, mais elles se meuvent par la croissance. Tout irait mieux, si les hommes retrouvaient la vie sous la forme de la plante : se mouvoir sans bouger et parler dans le silence.

– Tu voudrais que l’on se taise et que l’on ne parle plus que par gestes. Est-ce que tu m’invites à devenir une demeurée qui n’a plus l’usage de la parole et qui ne peut parler que par signes, qui serait alors moins qu’un animal? Ce n’est pas du tout ainsi que je veux pratiquer mon avarice des mots.

– Rassure-toi, je n’ai aucune intention de ce genre. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus rusé, de beaucoup plus élevé, probablement d’inaccessible. L’avarice dont tu rêves – et je dis bien rêver – est un idéal et, comme tout idéal, elle est dangereuse. Il faudrait pouvoir l’atteindre comme la chose la plus banale, la plus évidente, la plus quotidienne. L’important, tu vois, n’est pas la vérité, mais la justesse. Je crois que c’est cela que tu aspires à pratiquer par l’intermédiaire de ton avarice. Juste, pas comme la justice, mais comme le ton. Au nom de la vérité, les plus grands crimes ont été commis, crimes qui tuent les corps, mais crimes, peut-être plus graves encore, contre l’intelligence. Dans ma jeunesse, j’aimais bien répéter la formule attribuée à Aristote (mais je pense que c’est une fausse attribution, car Aristote ne s’est jamais éloigné de l’observable, du réel le plus visible, il était obsédé par la justesse, de plus, il n’a jamais manqué de respect à l’égard de Platon : il a même attendu la mort de celui-ci pour commencer à exposer ses propres idées). Tu m’excuses de cette digression, voici la formule : « Amicus Plato, magis amica veritas », comme s’il fallait abandonner les amis qui ne se conforment pas à ce que nous estimons être la vérité. Je pense maintenant que cette formule est une abomination. Si la vérité ne va pas avec l’amitié, alors c’est elle qu’il faut fuir. Avec la justesse, rien de pareil. Un ton juste est celui qui est en accord et, plus il est juste, plus l’accord s’étend de proche en proche à tout ce qui existe. Celui qui chante faux, qui parle faux, qui agit faux, celui-là s’exclut de l’accord et c’est à ce moment qu’il risque de pervertir l’amitié.

– Je trouve que tu t’éloignes du sujet. Explique-moi encore pourquoi l’avarice des mots a besoin de l’avarice des gestes.

– Si je te comprends, il me semble que l’avarice devrait se définir comme un extrême retrait. Il s’agirait d’exclure tout ce qui dépasse, tout ce qui se montre, tout ce qui n’est pas fondu. Atteindre à quelque chose qui ne peut se percevoir et qui est plus essentiel que la parole ou le geste, que la nomination et le déplacement dans l’espace, mais en même temps quelque chose qui les rend possibles. Personne ne s’est attardé, à ma connaissance, au fait qu’Aristote, comme je te le disais, inclut les plantes parmi les vivants. C’est là un trait génial comme il y en a tant dans son oeuvre. La plante est douée de sensation et de mouvement. Mais le sentir ici est dépourvu de la faculté d’imagination, il ne comporte que le toucher nécessaire au nourrissement. Quant à sa capacité de mouvement, elle ignore la locomotion et se limite à la croissance et à la corruption. Ton avarice devrait te permettre d’accéder à ce dépouillement de la plante et ainsi tu serais au plus près de ce qui fait la vie : le toucher, la génération et la déchéance. Impossible d’atteindre la vie en tant que vie, parce que ce serait de suite la mort. Mais il doit être possible, d’avarice en avarice, de se réduire à la forme première de la vie, à sa manifestation élémentaire, celle de la plante. Se mettre en position de croissance et donc accepter la déchéance de tout ce qui entrave la poussée de la vie. Etre une racine qui puise le suc dans la terre, un tronc qui laisse passer la sève, une feuille qui capte le rayonnement du soleil. Comme si l’on remontait peu à peu de l’estuaire d’un fleuve, en passant par les rivières qui l’ont formé, jusqu’au filet d’eau initial qui révèle la présence de la source. On ne sait pas d’où elle vient, et il serait téméraire de chercher à le savoir, mais on peut accueillir sa venue.

– Tout cela est bien beau, mais quel rapport avec l’avarice des mots qui seule m’intéresse?

– Quand il m’arrive d’avoir une journée tranquille pour écrire, tu me vois de temps à autre m’interrompre et sortir pour aller faire une promenade. C’est que le flot des idées s’est interrompu et la peine que l’on se donne ne peut rien contre la sécheresse ; il faut attendre que la pluie revienne et que l’eau coule à nouveau. La marche remplit cet office. Car, pour penser, il faut ne plus penser, ou repousser les pensées dans le corps pour les rendre imprenables. Comme l’avare qui enfouit ses richesses en sa cassette et la ferme avec méthode pour qu’il n’en sorte rien. Et s’il ne peut les faire rentrer parce qu’elles s’affolent en rêveries, en bon avare rusé, il fait comme s’il ne les voyait pas pour les préserver des voleurs mieux encore que si elles étaient sous clef. Marcher, c’est se rendre présent à son corps, le mettre en mouvement, l’habiter de telle sorte que l’intérieur et l’extérieur soient une seule et même chose. Il n’y a plus alors de pensée que celle du corps, il n’y a plus de corps que la pensée.

– Mais qu’est-ce que ça veut dire? La pensée est toujours distincte du corps.

– C’est peut-être ce que tu entends dire autour de toi, mais ce n’est pas conforme à ce que ton avarice te souffle à l’oreille tous les jours. Je vais te dire quelque chose que toi seule peux savourer à partir de ton expérience : il n’y a de pensée que du corps. Bien sûr, il y a des gens qui ont des tas d’idées, il y a des cerveaux qui fonctionnent comme des ordinateurs, il y a même des politiques qui veulent tout régenter à partir de ce qu’ils appellent leur intelligence. Je parle de la pensée qui fait agir l’être humain dans son humanité, la pensée des poètes et des créateurs en science, en philosophie, en littérature, en art, en musique. Le philosophe Gao Panlong (1562-1626) l’a dit en une seule phrase : « C’est l’ensemble corporel, c’est le corps tout entier qui est l’esprit. » Tu as bien entendu : non pas « qui est esprit », mais « qui est l’esprit ». L’esprit, c’est le corps tout entier. L’esprit, c’est ce qui fait que le corps est entier, et il ne peut pas être distingué de cette entièreté. Quand tu rends le corps entier par la marche, une marche pleine, absorbée, suffisante, alors il est l’esprit. La pensée retrouve sa force et recommence à se déployer, les mots justes affluent en abondance, les phrases te parviennent bien ficelées et bien ciselées. L’avare de mots est un avare de pensées, l’avare de pensées est un avare de corps, l’avare de corps est celui qui ne montre plus rien, parce que, dans sa plénitude, il accède à la banalité. La plus sûre cachette de l’avarice, c’est l’ordinaire des jours. Tu le sais bien, ton avarice de mots est une façon de les concentrer et de décupler leur puissance.

– Dis-moi encore ce que je devrais faire pour expérimenter cette avarice généreuse.

– J’ai rencontré en Chine un sage que, par moquerie ou par respect, ses proches avaient nommé Confucius. Il se concentrait, se concentrait, se concentrait, il nommait cela la perte des mots, il les faisait disparaître comme s’il n’en avait jamais possédé, il les cachait ainsi aux regards des autres et plus encore, pour que la cachette soit invisible, à ses propres yeux. Il n’y avait jamais eu de mots, jamais n’avait existé le langage au point que l’on pouvait s’en passer et que toujours on s’en était passé. Ce n’était pas le degré zéro du langage, c’était son effacement pour toujours et depuis toujours. Pour pouvoir penser, pour pouvoir commencer à penser de tout son corps, pour que la pensée sorte enfin de tous les pores de sa peau, qu’elle suinte comme la sueur produite par un bel été sur une route de campagne sans trop de platanes, un corps de pensée qui s’exhale comme l’odeur des feuillages, imperceptible parce que si sûr, si imprenable, si enfermé dans sa propre substance qu’elle peut se répandre partout sans jamais être perçue, bien celée à celui-là même qui la respire.

– Tu veux dire une odeur d’avarice, comme j’ai entendu grand-mère parler d’odeur de sainteté. L’autre jour, quand ton ami sinologue est venu dîner à la maison, il a parlé de Confucius, le vrai de je ne sais pas combien de siècles du début. Il disait que les Occidentaux ne pouvaient pas comprendre la banalité de ce qu’il écrivait, moi je dirais, une très forte odeur de banalité. Il disait que l’on ne comprenait rien, parce que cette banalité des propos était une manière habile et souple de renvoyer chacun à sa propre odeur. Si Confucius avait senti lui-même quelque chose, il aurait empêché son interlocuteur de se sentir lui-même. Tu ne crois pas que l’on pourrait dire que, avec l’avarice de l’odeur, on peut tout goûter, avec l’avarice du silence les mots sont beaucoup plus forts, avec l’avarice du recueillement on peut déployer son action dans toutes les directions, avec l’avarice de l’énergie on devient un hercule. Que le plus visible devienne l’invisible et que l’invisible devienne à son tour évident, patent, reconnaissable, incontestable. Il n’y a plus que l’évidence d’une présence qui ne se voit pas, comme les sages que l’on ne peut jamais reconnaître, qui ne se font jamais reconnaître comme sages.

– Si tu continues à me réjouir de tels propos, je crois que je vais devoir devenir avare de ma fille pour l’enfoncer dans le bonheur de la solitude et lui permettre de s’ouvrir à la multitude de ses chemins.

– Je sais que nous parlons depuis longtemps, tu dois commencer à être fatigué. Mais je voudrais tout de même que tu me dises un peu du Sainte de Mallarmé. Je t’ai demandé pourquoi il l’appelait comme ça.

– Mallarmé est le plus retors des poètes. Ecrivant ce poème pour souhaiter sa fête à une Cécile de ses amis, il allait de soi qu’il évoque l’image traditionnelle de la sainte jouant de la viole, sous la protection d’un ange, un livre ouvert à ses pieds. Comme s’il se contentait de décrire la Sainte Cécile de Saraceni. Ce serait mal connaître Mallarmé que de s’attendre à ce qu’il nous raconte une histoire. Le sacré de l’image pieuse se délite jusqu’au ridicule. La sainte est pâle comme la mort, elle joue de la harpe, mais la harpe est l’aile de l’ange, un « plumage instrumental ». Le précieux « santal » se « dédore », le chant d’église « ruisselle », tout est réduit à la vulgarité d’une vitrine de luthier. Et le poème, dont certains disent que c’est l’un des plus beaux de Mallarmé, se termine par un oxymoron facile : « Musicienne du silence ». Tu as pensé longtemps que l’avarice consistait dans l’économie extrême des mots. Celle de Mallarmé fait rentrer tout le religieux dans le chatoiement de tous les sens – la vision à la fenêtre, l’odeur du santal, le frôlement des cordes, l’écoute du rien – pour les cacher dans le dérisoire de l’usure du temps et du vide des sons et des mots. Ne plus faire exploser la richesse du sens par la rareté des paroles, mais la perdre par des mots qui s’entre-détruisent et que les torsions de la syntaxe exaspèrent.

Je ne vous raconterai pas l’histoire de la petite fille jusqu’au jour où elle est devenue grande, devenue femme. Avec les prémices que vous savez et qu’il faut dire un peu étranges – il faut même aller jusqu’à le dire, un peu folles – on pouvait s’attendre à un grand malheur. Mais, comme le pire n’est pas toujours sûr, c’est le bonheur qui vint au rendez-vous. Car, des rendez-vous, elle en eut de nombreux et des meilleurs. Elle fut aimée. Et savez-vous pour quelle raison? Vous vous en doutez bien un peu. Ce fut grâce à son avarice. Non plus seulement l’avarice des mots, où sa pratique des poètes lui avait permis de toucher à la perfection, ni l’avarice des gestes, acquise par de longues années de fréquentation des maîtres du Tai-Chi. Non, bien mieux encore, ou tout au moins pour couronner ce corps d’avarice qu’elle était devenue : l’avarice des désirs.

Je sens que vous allez virer au gris de la morale et me jeter à la figure une brassée d’anekou kai apekou. Vous n’y êtes pas du tout, car l’avarice des désirs est l’avarice de l’interprétation. Elle ne fut pas indifférente à la satisfaction de ses désirs, simplement elle était préparée à ne l’avoir jamais. Elle savait attendre, non pas que quelqu’un vienne enfin la combler, mais que son attente soit à tel point parfaite que le tout et le rien s’échangent, se confortent, se ressemblent et s’identifient. Il y avait bien longtemps qu’elle n’interprétait plus : un fait était un fait. Elle avait vu s’éloigner les constructions faciles que les romans ou le savoir des psychologues proposaient en vue de tout comprendre de ce qui pouvait se passer entre les femmes et les hommes, elle avait cessé ses ruminations sur les griefs et les manquements de tel ou tel, puis s’était laissée tomber dans le factuel et dans l’évidence. Il y avait seulement des choses qui se passaient ainsi. Elle ne voyait pas pourquoi elle prendrait encore la posture de la victime ou de la délaissée. Elle était comme ça et les autres aussi étaient comme ça.

L’avarice de l’interprétation avait décuplé l’avarice de ses désirs, leur formidable puissance cachée. Elle sentait qu’il y avait en elle des désirs tellement forts, tellement remplis de jus comme les raisins après un été flambant de chaleur et d’un bon vent du nord, qu’elle voulait les garder intacts, pas du tout pour n’en faire goûter personne, mais parce qu’elle savait que personne ne pourrait les goûter. Elle ne le reprochait à quiconque ; ils étaient ainsi, ils ne pouvaient pas et voilà tout. Elle ne le regrettait pas, puisque la vie avait cette forme et qu’elle n’avait pas l’intention de refaire le monde.

Non seulement elle n’exigeait rien des hommes qu’elle rencontrait, mais elle n’en attendait rien, c’est pourquoi elle était toujours disponible, disponible instant sur instant, pas par suffisance, mais par désespoir définitif. Son avarice de désir était seulement la fin, la mise à l’écart, le tournement de page de l’espoir qu’un jour, par quelqu’un, l’espérance pourrait être remplie. Son désespoir l’avait conduite à redoubler d’avarice. Elle avait été prête alors à prendre les plus petites gouttes d’affection, de tendresse, d’amour comme quelque chose d’inattendu, de non dû, comme le rare soleil d’automne, comme l’inexplicable fraîcheur d’été dans les déserts humides du Sud.

Son désespoir et les malheurs que la vie s’était chargée de lui octroyer largement (dont elle avait été nantie, pas plus que d’autres, mais autant que d’autres) lui avaient permis d’accumuler tant de joies qu’elle en avait toujours à donner et à revendre, pas pour obtenir quelque chose en retour, mais parce que ça débordait. Il faut bien que l’avarice s’allège de loin en loin de ce qu’elle a gardé, empilé, entassé durant les semaines et les mois. Son désespoir n’avait rien de commun avec la mélancolie ou avec cette hypocondrie qui se plaint toujours. De quoi se plaindre quand on a préservé une telle plénitude et de quoi encore avoir besoin? Elle était prête au hasard, à la multitude des choses infimes, les seules qui puissent combler. Elle était comme une voile qui se déshabitue des tempêtes pour apprécier la caresse de la moindre brise. La continuité qu’elle avait établie avec tout, lui permettait d’interrompre sans heurt.

Elle se réjouissait en secret d’avoir cultivé, au long de la douceur et de la dureté des jours, la vertu d’avarice.

Lignes extraites de l’essai de François Roustang, La fin de la plainte, « En guise d’apologue », Editions Odile Jacob, 2000, août 2001, pp. 225-239.

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