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Le centaure de notre enfance
Il s’appelait Fotis
Une légende de notre enfance
L’homme qui écoutait l’âme de la ville
1.
Il s’appelait Fotis
Une légende de notre enfance
L’homme qui écoutait l’âme de la ville
Nous avons grandi avec cet être étrange
Qui errait parmi nous
Personne ne se souvenait du jour
Où Fotis avait tout laissé derrière lui
Pour devenir l’ermite de la colline
Lorsqu’il était jeune
Il était cordonnier
Était-il possible que Fotis ait été jeune un jour
enfant
comme nous?
Il faisait du bon travail
Et son affaire marchait bien
Mais il donnait tout ce qu’il gagnait
À qui avait plus besoin que lui
Il a dû fermer la boutique
L’année juste avant les grands tremblements de terre
– nous n’étions pas encore nés –
Il s’était marié avec une femme belle et douce
Ils s’aimaient comme des fous
Elle était morte subitement
Fotis a abandonné sa maison
ses papiers
sa carte d’identité
le peu de biens qu’il possédait
Il a quitté la ville
A disparu
Plusieurs mois plus tard
Des pêcheurs racontaient l’avoir croisé en banlieue
près de la mer
Sortant d’une grotte taillée dans la colline
Petit à petit
Il s’est transformé en vague
Qui traversait la ville le jour
Mouillait tous les quartiers de ses bonjours
Et de son regard frais
Et puis le soir
Se retirait.
2.
Fotis était bon et il aimait tout ce qui était beau
Surtout les enfants
Les vieilles pierres
Et les femmes
Quand il nous croisait à la sortie de l’école
Il prenait nos mains dans les siennes
Disait
”Vous êtes donc bien des anges
Ils ont toujours le bout des doigts froid
Comme l’eau fraîche”
Il nous offrait des,clémentines
Qu’il sortait de ses poches
Elles étaient toujours sucrées
Un matin devant l’école
Il croise un avocat
”Désolé, Fotis, je n’ai pas de monnaie sur moi”
Et Fotis sortant de sa chaussette usée
Une pièce brillante de cent drachmes
Qu’un autre passant lui avait filée
”Tu n’en as pas?
Eh bien moi, je t’en donne!”
3.
Les adultes
À l’époque
Vidaient la monnaie de leurs poches dans sa main
Mais se méfiaient encore de lui
Ils l’évitaient en souriant
Fotis était pour eux
Inquiétant et familier
Ils avaient peur de lui
Comme on a peur de soi-même
Et des grands changements de la vie.
4.
Plus tard
Nous étions adolescents
On le croisait encore à la sortie du collège
Ou dans le grand parc face à la mer
Il organisait des concours de ricochets sur l’eau
Il sortait de ses vastes poches des galets plats et lisses
Nous étions tous accroupis
Cherchant l’angle efficace qui nous ferait gagner
Le soir
Il nous surprenait fumant des cigarettes en cachette
Il nous dérobait les paquets qu’on s’achetait
Les jetait dans la mer
Puis il courait comme un enfant
La lune entre les dents
Quand il marchait devant nous
Le moment se transformait en film
La ville devenait floue autour de lui
Et lui restait net
Plus net que les chiens qui le suivaient
Nous aussi, sans faire exprès
Nous le suivions
Presque inconsciemment.
5.
Où est ta maison, Fotis?
Ici
Et là-bas
Je tourne avec la terre et les étoiles
Je dors dans vos sourires.
6.
Hélène était la plus belle fille du lycée
Et à l’époque
Elle était ma meilleure amie
Certains soirs d’été
Nous fumions ensemble
Sur la jetée
Assises sur nos vestes
Les jambes suspendues au-dessus de l’eau
Neuf fois sur dix nous parlions d’amour
Des conquêtes
Des chagrins
C’est un soir comme celui-ci
Que Fotis est apparu derrière nous
Il nous a écartées gentiment
Et s’est fait une place entre nous
Il sentait l’anis et l’allumette brûlée
Ses longs cheveux
Ont absorbé les bruits de la ville
On était seuls
Dans un espace infiniment plus grand
Que le monde que l’on connaissait
”Regardes”, a-t-il murmuré
Il a tendu les bras
Et la pleine lune
Énorme comme une orange bien mûre
Est apparue derrière la mer
On ne pouvait plus dire avec certitude
Si c’était la lune qui se levait
Ou la mer qui descendait
Pour la dévoiler
D’un seul coup
Hélène s’est levée
Elle est partie sans dire un mot
Comme si quelqu’un lui avait donné un ordre
Le lendemain
Elle m’a dit des larmes dans les yeux
Qu’elle avait senti la mer monter en elle
Que Fotis avait,tout orchestré
La disparition de la ville
Le silence
Même le lever de la lune
Qu’il aurait même pu
Faire retomber la lune dans l’eau
Qu’elle s’y fondrait à jamais
Que le monde se briserait
Si elle était restée une minute de plus
M’a-t-elle dit
Elle n’aurait su comment marcher
Pour rentrer chez elle
J’avais senti la même chose
Mais Hélène était partie
Et Fotis n’avait rien fait de tout cela
Nous avions regardé la lune s’allonger sur la mer
Flotter sur l’eau noire
Un long moment
Puis les pêcheurs sont arrivés
Nous les avons aidés à remailler leurs filets
Fotis alors m’a rappelé que je devais rentrer
De son pas rapide il a disparu
Comme il savait le faire
Au dernier carrefour
Je l’ai aperçu au loin
Il m’avait peut-être suivie
Par des rues parallèles
Je l’ai appelé par son nom
Il m’a fait un grand signe avec les bras
”Elle était belle, hein?”
A-t-il crié
Je me demande encore
S’il parlait de la soirée
De la lune
Ou d’Hélène.
7.
Pendant nos années de lycée
La ville a connu une période d’étrange richesse
Comme des pastèques dans les serres
Les portefeuilles se sont gonflés en quelques nuits
On les entendait faire craquer nos paisibles habitudes.
Une grande excitation a gagné les adultes
Leurs regards se transformaient dans les rétroviseurs
De leurs nouvelles voitures
Tout le monde jouait à la bourse
Et tout le monde gagnait
La vie rêvée devenait possible
Fotis les regardait flotter
Comme des bouchons de liège
Perdus sur des eaux marécageuses
Alors qu’eux
Pensaient marcher
Sur l’eau
Comme le Christ
Durant ces années de grande effervescence
Des commerces et des tavernes s’ouvraient les uns après les autres
On se parlait moins
On riait plus fort
Les bancs dans les parcs restaient déserts
On était tous affairés
À travailler puis à se distraire
Petits et grands
Tous avaient changé de vitesse
Comme des planètes sorties de leur trajectoire
Naïvement
Joyeusement
On était prêts à tout faire exploser
L’esprit de Fotis a pris feu.
8.
Il est devenu fou
Ses jambes couraient dans un sens
Sa tête dans l’autre
Comme un cheval furieux
Il traversait la ville
Criant oracles et prophéties d’un avenir obscur
Se cabrant sur les parvis de nos églises
”Aimez-vous les uns les autres
Tout de suite
On manque de temps!”
Personne ne l’écoutait
La ville avait gagné une curieuse assurance
On nommait les choses comme on voulait
On condamnait ce qui nous déplaisait
Fotis est devenu l’idiot dérangeant
Qu’il fallait faire taire
Il criait
”Des choses inutiles étouffent vos vies
On partira tous les poches vides”
Il s’époumonait
”L’argent ne fait que de l’argent
Il n’y a que l’homme qui fait des hommes”
Tout le monde l’ignorait
Les parents ne laissaient plus les plus jeunes s’approcher de lui
Fotis craignait les gens qu’il avait tant aimés
Lorsqu’une image blessait ses yeux
Il se mettait à courir
À sauter par-dessus les voitures, les barrières, les buissons
Comme un enfant qui s’entraîne
En période de guerre
À éviter les bombes qui tombent du ciel
Il passait des heures devant la mer houleuse
À y jeter des pierres
Pour dompter les vagues de son âme
Faire fondre son inquiétude
Et notre hostilité.
9.
C’est ainsi que nous avons laissé Fotis derrière nous
Prophète affolé et abandonné
Nous sommes partis faire des études dans les grandes villes
Nous revenions pour les fêtes de Noël et Pâques
Pour les vacances d’été
Et nous le croisions encore de temps à autre
Le temps lui sculptait un nouveau visage creusé
par des ruisseaux profonds qui traversaient son front
Mais son corps maigre
Restait agile comme son esprit
Et la lumière lointaine dans ses yeux brûlait de tout
son feu
Il ressemblait de plus en plus aux saints de nos églises
Aux derniers autoportraits de Léonard de Vinci
Il se souvenait toujours de nous
Mais il mélangeait nos prénoms
Nous n’étions plus les enfants
Qui méritaient son attention
Les années d’opulence
Étaient finies
La grande bulle dans laquelle
La ville s’était rêvée autre
Avait explosé
La bourse avait chuté
Personne ne savait comment atterrir
Seul Fotis semblait apaisé
Durant ces longues années
Il nous avait tous attendus.
10.
Un soir d’avril
On revient de la capitale avec Hélène
Nous descendons du train
Nous sommes deux jeunes femmes
Fières dans nos jeans moulants
Du rouge sur nos lèvres
On marche vers la ville
Avec la démarche de celles
Qui veulent être regardées
Devant nos yeux
Assis sur les ruines antiques près de la gare
Fotis
Nourrit les chiens errants
Qui traînent dans le quartier
Il vivait depuis plusieurs années
Des offrandes des épiciers et des bouchers
Ne mangeait plus de viande
L’offrait aux animaux
Ses compagnons de balades nocturnes
Dans la nuit
Il nous reconnaît
Il nous fixe d’un regard tendre et inquiet
Surtout Hélène
Dont il n’a jamais oublié le nom
”Gare à votre beauté, les filles!”
Message sibyllin
Que nous interprétons
Chacun à notre guise
Hélène pense aux conquêtes
Moi aux chagrins.
11.
Matinée d’automne
Fotis déambule
Il s’écroule au milieu de la rue
Des gens viennent le secourir
Aucune inquiétude dans son regard
”Je vais bien
Je vais me relever
Ne vous en faites pas”
Il n’a pas pu se relever
Crise cardiaque
Trois semaines de soins intensifs
Générosité des médecins
Impossible de le tenir au lit plus longtemps
”La ville me manque
J’ai besoin de voir les gens s’animer
Porter les lourds sacs de courses
Dire bonjour à ceux qui partent travailler
Aux enfants
Aux vieux de la ville”
Ceux qui tenaient des commerces
Fermaient à tour de rôle leurs boutiques
Et venaient le chercher
Ils se promenaient lentement ensemble
Dans le quartier de l’hôpital
La joie de Fotis éclairait l’automne.
12.
Un mercredi de décembre
Il n’a pas voulu sortir
Mais son sourire promettait encore un lendemain
Toute la nuit il a lutté avec l’ange
Et c’était doux comme une danse
On aurait dit des gémissements d’amour
Quand le soleil s’est levé
Fotis s’est éteint
De son corps maigre il ne restait presque rien
Paisible et innocent
Comme les squelettes d’enfants
Qu’on retrouve dans les sarcophages
Des époques lointaines
Il gisait sur le lit.
13.
À l’annonce de sa mort
La ville a été paralysée
La commune a payé les obsèques
Des femmes ont lavé et habillé son corps d’un beau costume léger
Toute la ville s’est rassemblée pour son enterrement
Les cafés
Les magasins
Les tavernes
Quelques banques
Même les écoles
Sont restés fermés
Dans la ville
Grève générale
Devant le cimetière
Une manifestation
Lorsque son corps a été déposé au creux de la terre
Chacun a lancé sur lui une fleur
L’image de sa mort a vite disparu
Derrière une mosaïque colorée
De pétales et de feuilles.
14.
Comme le veut la coutume
Après l’enterrement
Tout le monde s’est rassemblé près du cimetière
Pour le café traditionnel
Le pain sec
Le cognac
Le cafetier
Sourire ému
Accueillait les gens
Les chaises ne suffisaient pas
Ni les tasses
Ni les verres
Les uns dans le café
Les autres dehors
Les uns assis
D’autres debout
Les tasses de café passaient
De main en main
Les bouteilles de cognac tournaient
D’une bouche à l’autre
Jusqu’à ce que le soleil se couche
Lorsqu’il n’y avait plus grand monde
– qui sait pourquoi ils sont partis? –
Une cinquantaine de personnes sont encore restées
Leurs coeurs s’étaient tellement réchauffés
Qu’elles n’osaient plus bouger
L’alcool coulait à flots
Les paroles aussi
Chacun avait une histoire à raconter
Le jour où Fotis a dit que
Le jour où Fotis a fait ceci ou cela
est passé par
a offert un
a dormi …
Tout le monde s’est tu
Lorsqu’une femme
A commencé son histoire ainsi
Le jour ou plutôt la nuit
Où Fotis a dormi dans notre jardin
Fotis et son mari
– décédé lui aussi depuis quelques années –
Étaient devenus amis
À l’époque il venait souvent chez eux
Elle lui préparait une soupe aux haricots
Son plat préféré
Un soir
Éffrayé
Pas le courage de retourner à sa grotte
Ni de passer la nuit tout seul
Il avait frappé à la porte
Et demandé la permission
De dormir dans le jardin
Sous l’oranger sauvage
”Éffrayé?” A demandé un homme
Avec la surprise et la douleur que l’on ressent
Lorsqu’un inconnu nous apprend
Quelque chose sur notre propre frère
Qui nous avait échappé
”Oui, effrayé” a répondu la femme
Et ils ont tous baissé les yeux
Puis quelqu’un a fredonné une chanson
Et les autres l’ont suivi
Ils ont chanté tout ce qui leur passait par la tête
Des chants de la mer et de la montagne
Le peu d’enfants qui étaient restés dans le café
Dormaient déjà depuis longtemps sur les genoux de leurs mères
Et les chants ont duré des heures
Ce n’est que tard dans la nuit
Qu’ils se sont enveloppés de leurs gros manteaux
Ils ont serré les enfants dans leurs bras
Et ont pris le chemin du retour
Comme ils marchaient dans le froid noir
Ivres et heureux
Ils ont tourné leur regard vers le firmament
Et ils ont imaginé Fotis errer
Dans ce ciel mité par des milliers d’étoiles
Il y trouverait bientôt
Ont-ils pensé
Ses habitudes éternelles
Entre rires et larmes
Ils faisaient des suppositions
Sur son poste céleste
Les pêcheurs l’imaginaient
Occupé à raccommoder des nuages
Et un archéologue
Qui connaissait la passion de Fotis pour tout ce qui était ancien
L’a nommé
Gardien des étoiles éteintes.
15.
Les années coulaient, elles irriguaient la mémoire
Les histoires sur la vie de Fotis ne tarissaient pas
Elles envahissaient les discussions
Les rêves
Et les silences de la ville
C’est ainsi que j’ai appris
Longtemps après sa mort
Que sa femme adorée
Morte si jeune
Était belle comme le soleil
Et qu’elle s’appelait
Hélène.
Katerina Apostolopoulou, J’ai vu Sisyphe heureux, Éditions Bruno Doucey, 2020, pp. 65-117.
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