RELIANCE COACHING Conscience et éveil de soi

Conscience & Connaissance de soi | Développement personnel | Evolution personnelle | Réalisation de soi | Potentialiser les situations de vie

3-J’ai vu Sisyphe heureux

Reliance Coaching

Le centaure de notre enfance

Il s’appelait Fotis

Une légende de notre enfance

L’homme qui écoutait l’âme de la ville

1.

Il s’appelait Fotis

Une légende de notre enfance

L’homme qui écoutait l’âme de la ville

Nous avons grandi avec cet être étrange

Qui errait parmi nous

Personne ne se souvenait du jour

Où Fotis avait tout laissé derrière lui

Pour devenir l’ermite de la colline

Lorsqu’il était jeune

Il était cordonnier

Était-il possible que Fotis ait été jeune un jour

enfant

comme nous?

Il faisait du bon travail

Et son affaire marchait bien

Mais il donnait tout ce qu’il gagnait

À qui avait plus besoin que lui

Il a dû fermer la boutique

L’année juste avant les grands tremblements de terre

– nous n’étions pas encore nés –

Il s’était marié avec une femme belle et douce

Ils s’aimaient comme des fous

Elle était morte subitement

Fotis a abandonné sa maison

ses papiers

sa carte d’identité

le peu de biens qu’il possédait

Il a quitté la ville

A disparu

Plusieurs mois plus tard

Des pêcheurs racontaient l’avoir croisé en banlieue

près de la mer

Sortant d’une grotte taillée dans la colline

Petit à petit

Il s’est transformé en vague

Qui traversait la ville le jour

Mouillait tous les quartiers de ses bonjours

Et de son regard frais

Et puis le soir

Se retirait.

2.

Fotis était bon et il aimait tout ce qui était beau

Surtout les enfants

Les vieilles pierres

Et les femmes

Quand il nous croisait à la sortie de l’école

Il prenait nos mains dans les siennes

Disait

”Vous êtes donc bien des anges

Ils ont toujours le bout des doigts froid

Comme l’eau fraîche”

Il nous offrait des,clémentines

Qu’il sortait de ses poches

Elles étaient toujours sucrées

Un matin devant l’école

Il croise un avocat

”Désolé, Fotis, je n’ai pas de monnaie sur moi”

Et Fotis sortant de sa chaussette usée

Une pièce brillante de cent drachmes

Qu’un autre passant lui avait filée

”Tu n’en as pas?

Eh bien moi, je t’en donne!”

3.

Les adultes

À l’époque

Vidaient la monnaie de leurs poches dans sa main

Mais se méfiaient encore de lui

Ils l’évitaient en souriant

Fotis était pour eux

Inquiétant et familier

Ils avaient peur de lui

Comme on a peur de soi-même

Et des grands changements de la vie.

4.

Plus tard

Nous étions adolescents

On le croisait encore à la sortie du collège

Ou dans le grand parc face à la mer

Il organisait des concours de ricochets sur l’eau

Il sortait de ses vastes poches des galets plats et lisses

Nous étions tous accroupis

Cherchant l’angle efficace qui nous ferait gagner

Le soir

Il nous surprenait fumant des cigarettes en cachette

Il nous dérobait les paquets qu’on s’achetait

Les jetait dans la mer

Puis il courait comme un enfant

La lune entre les dents

Quand il marchait devant nous

Le moment se transformait en film

La ville devenait floue autour de lui

Et lui restait net

Plus net que les chiens qui le suivaient

Nous aussi, sans faire exprès

Nous le suivions

Presque inconsciemment.

5.

Où est ta maison, Fotis?

Ici

Et là-bas

Je tourne avec la terre et les étoiles

Je dors dans vos sourires.

6.

Hélène était la plus belle fille du lycée

Et à l’époque

Elle était ma meilleure amie

Certains soirs d’été

Nous fumions ensemble

Sur la jetée

Assises sur nos vestes

Les jambes suspendues au-dessus de l’eau

Neuf fois sur dix nous parlions d’amour

Des conquêtes

Des chagrins

C’est un soir comme celui-ci

Que Fotis est apparu derrière nous

Il nous a écartées gentiment

Et s’est fait une place entre nous

Il sentait l’anis et l’allumette brûlée

Ses longs cheveux

Ont absorbé les bruits de la ville

On était seuls

Dans un espace infiniment plus grand

Que le monde que l’on connaissait

”Regardes”, a-t-il murmuré

Il a tendu les bras

Et la pleine lune

Énorme comme une orange bien mûre

Est apparue derrière la mer

On ne pouvait plus dire avec certitude

Si c’était la lune qui se levait

Ou la mer qui descendait

Pour la dévoiler

D’un seul coup

Hélène s’est levée

Elle est partie sans dire un mot

Comme si quelqu’un lui avait donné un ordre

Le lendemain

Elle m’a dit des larmes dans les yeux

Qu’elle avait senti la mer monter en elle

Que Fotis avait,tout orchestré

La disparition de la ville

Le silence

Même le lever de la lune

Qu’il aurait même pu

Faire retomber la lune dans l’eau

Qu’elle s’y fondrait à jamais

Que le monde se briserait

Si elle était restée une minute de plus

M’a-t-elle dit

Elle n’aurait su comment marcher

Pour rentrer chez elle

J’avais senti la même chose

Mais Hélène était partie

Et Fotis n’avait rien fait de tout cela

Nous avions regardé la lune s’allonger sur la mer

Flotter sur l’eau noire

Un long moment

Puis les pêcheurs sont arrivés

Nous les avons aidés à remailler leurs filets

Fotis alors m’a rappelé que je devais rentrer

De son pas rapide il a disparu

Comme il savait le faire

Au dernier carrefour

Je l’ai aperçu au loin

Il m’avait peut-être suivie

Par des rues parallèles

Je l’ai appelé par son nom

Il m’a fait un grand signe avec les bras

”Elle était belle, hein?”

A-t-il crié

Je me demande encore

S’il parlait de la soirée

De la lune

Ou d’Hélène.

7.

Pendant nos années de lycée

La ville a connu une période d’étrange richesse

Comme des pastèques dans les serres

Les portefeuilles se sont gonflés en quelques nuits

On les entendait faire craquer nos paisibles habitudes.

Une grande excitation a gagné les adultes

Leurs regards se transformaient dans les rétroviseurs

De leurs nouvelles voitures

Tout le monde jouait à la bourse

Et tout le monde gagnait

La vie rêvée devenait possible

Fotis les regardait flotter

Comme des bouchons de liège

Perdus sur des eaux marécageuses

Alors qu’eux

Pensaient marcher

Sur l’eau

Comme le Christ

Durant ces années de grande effervescence

Des commerces et des tavernes s’ouvraient les uns après les autres

On se parlait moins

On riait plus fort

Les bancs dans les parcs restaient déserts

On était tous affairés

À travailler puis à se distraire

Petits et grands

Tous avaient changé de vitesse

Comme des planètes sorties de leur trajectoire

Naïvement

Joyeusement

On était prêts à tout faire exploser

L’esprit de Fotis a pris feu.

8.

Il est devenu fou

Ses jambes couraient dans un sens

Sa tête dans l’autre

Comme un cheval furieux

Il traversait la ville

Criant oracles et prophéties d’un avenir obscur

Se cabrant sur les parvis de nos églises

”Aimez-vous les uns les autres

Tout de suite

On manque de temps!”

Personne ne l’écoutait

La ville avait gagné une curieuse assurance

On nommait les choses comme on voulait

On condamnait ce qui nous déplaisait

Fotis est devenu l’idiot dérangeant

Qu’il fallait faire taire

Il criait

”Des choses inutiles étouffent vos vies

On partira tous les poches vides”

Il s’époumonait

”L’argent ne fait que de l’argent

Il n’y a que l’homme qui fait des hommes”

Tout le monde l’ignorait

Les parents ne laissaient plus les plus jeunes s’approcher de lui

Fotis craignait les gens qu’il avait tant aimés

Lorsqu’une image blessait ses yeux

Il se mettait à courir

À sauter par-dessus les voitures, les barrières, les buissons

Comme un enfant qui s’entraîne

En période de guerre

À éviter les bombes qui tombent du ciel

Il passait des heures devant la mer houleuse

À y jeter des pierres

Pour dompter les vagues de son âme

Faire fondre son inquiétude

Et notre hostilité.

9.

C’est ainsi que nous avons laissé Fotis derrière nous

Prophète affolé et abandonné

Nous sommes partis faire des études dans les grandes villes

Nous revenions pour les fêtes de Noël et Pâques

Pour les vacances d’été

Et nous le croisions encore de temps à autre

Le temps lui sculptait un nouveau visage creusé

par des ruisseaux profonds qui traversaient son front

Mais son corps maigre

Restait agile comme son esprit

Et la lumière lointaine dans ses yeux brûlait de tout

son feu

Il ressemblait de plus en plus aux saints de nos églises

Aux derniers autoportraits de Léonard de Vinci

Il se souvenait toujours de nous

Mais il mélangeait nos prénoms

Nous n’étions plus les enfants

Qui méritaient son attention

Les années d’opulence

Étaient finies

La grande bulle dans laquelle

La ville s’était rêvée autre

Avait explosé

La bourse avait chuté

Personne ne savait comment atterrir

Seul Fotis semblait apaisé

Durant ces longues années

Il nous avait tous attendus.

10.

Un soir d’avril

On revient de la capitale avec Hélène

Nous descendons du train

Nous sommes deux jeunes femmes

Fières dans nos jeans moulants

Du rouge sur nos lèvres

On marche vers la ville

Avec la démarche de celles

Qui veulent être regardées

Devant nos yeux

Assis sur les ruines antiques près de la gare

Fotis

Nourrit les chiens errants

Qui traînent dans le quartier

Il vivait depuis plusieurs années

Des offrandes des épiciers et des bouchers

Ne mangeait plus de viande

L’offrait aux animaux

Ses compagnons de balades nocturnes

Dans la nuit

Il nous reconnaît

Il nous fixe d’un regard tendre et inquiet

Surtout Hélène

Dont il n’a jamais oublié le nom

”Gare à votre beauté, les filles!”

Message sibyllin

Que nous interprétons

Chacun à notre guise

Hélène pense aux conquêtes

Moi aux chagrins.

11.

Matinée d’automne

Fotis déambule

Il s’écroule au milieu de la rue

Des gens viennent le secourir

Aucune inquiétude dans son regard

”Je vais bien

Je vais me relever

Ne vous en faites pas”

Il n’a pas pu se relever

Crise cardiaque

Trois semaines de soins intensifs

Générosité des médecins

Impossible de le tenir au lit plus longtemps

”La ville me manque

J’ai besoin de voir les gens s’animer

Porter les lourds sacs de courses

Dire bonjour à ceux qui partent travailler

Aux enfants

Aux vieux de la ville”

Ceux qui tenaient des commerces

Fermaient à tour de rôle leurs boutiques

Et venaient le chercher

Ils se promenaient lentement ensemble

Dans le quartier de l’hôpital

La joie de Fotis éclairait l’automne.

12.

Un mercredi de décembre

Il n’a pas voulu sortir

Mais son sourire promettait encore un lendemain

Toute la nuit il a lutté avec l’ange

Et c’était doux comme une danse

On aurait dit des gémissements d’amour

Quand le soleil s’est levé

Fotis s’est éteint

De son corps maigre il ne restait presque rien

Paisible et innocent

Comme les squelettes d’enfants

Qu’on retrouve dans les sarcophages

Des époques lointaines

Il gisait sur le lit.

13.

À l’annonce de sa mort

La ville a été paralysée

La commune a payé les obsèques

Des femmes ont lavé et habillé son corps d’un beau costume léger

Toute la ville s’est rassemblée pour son enterrement

Les cafés

Les magasins

Les tavernes

Quelques banques

Même les écoles

Sont restés fermés

Dans la ville

Grève générale

Devant le cimetière

Une manifestation

Lorsque son corps a été déposé au creux de la terre

Chacun a lancé sur lui une fleur

L’image de sa mort a vite disparu

Derrière une mosaïque colorée

De pétales et de feuilles.

14.

Comme le veut la coutume

Après l’enterrement

Tout le monde s’est rassemblé près du cimetière

Pour le café traditionnel

Le pain sec

Le cognac

Le cafetier

Sourire ému

Accueillait les gens

Les chaises ne suffisaient pas

Ni les tasses

Ni les verres

Les uns dans le café

Les autres dehors

Les uns assis

D’autres debout

Les tasses de café passaient

De main en main

Les bouteilles de cognac tournaient

D’une bouche à l’autre

Jusqu’à ce que le soleil se couche

Lorsqu’il n’y avait plus grand monde

– qui sait pourquoi ils sont partis? –

Une cinquantaine de personnes sont encore restées

Leurs coeurs s’étaient tellement réchauffés

Qu’elles n’osaient plus bouger

L’alcool coulait à flots

Les paroles aussi

Chacun avait une histoire à raconter

Le jour où Fotis a dit que

Le jour où Fotis a fait ceci ou cela

est passé par

a offert un

a dormi …

Tout le monde s’est tu

Lorsqu’une femme

A commencé son histoire ainsi

Le jour ou plutôt la nuit

Où Fotis a dormi dans notre jardin

Fotis et son mari

– décédé lui aussi depuis quelques années –

Étaient devenus amis

À l’époque il venait souvent chez eux

Elle lui préparait une soupe aux haricots

Son plat préféré

Un soir

Éffrayé

Pas le courage de retourner à sa grotte

Ni de passer la nuit tout seul

Il avait frappé à la porte

Et demandé la permission

De dormir dans le jardin

Sous l’oranger sauvage

”Éffrayé?” A demandé un homme

Avec la surprise et la douleur que l’on ressent

Lorsqu’un inconnu nous apprend

Quelque chose sur notre propre frère

Qui nous avait échappé

”Oui, effrayé” a répondu la femme

Et ils ont tous baissé les yeux

Puis quelqu’un a fredonné une chanson

Et les autres l’ont suivi

Ils ont chanté tout ce qui leur passait par la tête

Des chants de la mer et de la montagne

Le peu d’enfants qui étaient restés dans le café

Dormaient déjà depuis longtemps sur les genoux de leurs mères

Et les chants ont duré des heures

Ce n’est que tard dans la nuit

Qu’ils se sont enveloppés de leurs gros manteaux

Ils ont serré les enfants dans leurs bras

Et ont pris le chemin du retour

Comme ils marchaient dans le froid noir

Ivres et heureux

Ils ont tourné leur regard vers le firmament

Et ils ont imaginé Fotis errer

Dans ce ciel mité par des milliers d’étoiles

Il y trouverait bientôt

Ont-ils pensé

Ses habitudes éternelles

Entre rires et larmes

Ils faisaient des suppositions

Sur son poste céleste

Les pêcheurs l’imaginaient

Occupé à raccommoder des nuages

Et un archéologue

Qui connaissait la passion de Fotis pour tout ce qui était ancien

L’a nommé

Gardien des étoiles éteintes.

15.

Les années coulaient, elles irriguaient la mémoire

Les histoires sur la vie de Fotis ne tarissaient pas

Elles envahissaient les discussions

Les rêves

Et les silences de la ville

C’est ainsi que j’ai appris

Longtemps après sa mort

Que sa femme adorée

Morte si jeune

Était belle comme le soleil

Et qu’elle s’appelait

Hélène.

Katerina Apostolopoulou, J’ai vu Sisyphe heureux, Éditions Bruno Doucey, 2020, pp. 65-117.

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Cette entrée a été publiée le 03/06/2024 par dans Lectures, et est taguée , , , , , , , , , , .

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